Boris Achour – BORIS ACHOUR (2024)

Entretien avec Stéphane du Mesnildot

Stéphane du Mesnildot : “Bip-Bip et le Coyote”, c’est le grand dessin animé de la frustration. On a le coyote, un personnage qui a faim, et ça se voit, il est complètement famélique, hérissé, anguleux, etc., on lui voit les côtes. En ça il rompt radicalement avec tout ce qui a été fait par Disney, avec les courbes, le mignon, le joli, là c’est un personnage qui est plus dans la maigreur et la faim et qui a un seul moteur : attraper un oiseau qu’on voit à peine d’ailleurs, dont on voit une trace, il s’arrête juste pour faire Bip-Bip, pour narguer, il passe à toute vitesse, et tout ça dans ce que je considère comme le plus beau décor de cartoon, une Vallée de la Mort qui ressemble un peu aux paysages de films de John Ford, uniquement parcouru par une bande de route goudronnée, où ne passe aucune voiture, rien du tout, juste l’oiseau et le coyote. C’est un paysage aride, ce qui renforce encore le sentiment de solitude, de faim et de frustration du coyote. Et ce qui va se passer, leur histoire, qui est différente des autres cartoons comme Tom et Jerry ou même Titi et Gros Minet où on est quand même dans des intérieurs un peu bourgeois, urbains, les petits pavillons de banlieue, ces choses-là, alors que là on quitte un cadre domestique pour un décor qui permet de donner aux gags une modernité. C’est-à-dire que la caméra, d’un coup, peut prendre énormément de distance, adopter des points de vue très élevés pour découvrir le décor…

Boris Achour : Des plongées incroyables sur les abîmes des canyons…

S.d.M. : Oui voilà, c’est un décor complètement métaphysique, puisqu’il y a un nombre de chutes… donc bon, le seul mouvement qu’il y a, entre ces grandes verticalités et horizontalités, c’est ce qui est donné par le coyote et l’oiseau qui sillonnent cet espace. Et ce qu’introduit Chuck Jones, ce sont des pièges, que le coyote reçoit, et qui arrivent de ACME. ACME, qui est en gros la société qu’il y a dans tous les cartoons dès qu’il y a une…

B.A. : D’ailleurs qui a inventé cette société ACME, tu sais toi?

S.d.M. : Non, mais j’ai l’impression que dans des vieux films burlesques on trouve déjà des ACME.

B.A. : Tu sais si c’est une société qui existe??

S.d.M. : Non, non, c’est complètement inventé… et donc il reçoit comme ça d’on ne sait pas où des pièges qu’il monte, et qui d’ailleurs ratent… Ce qui ajoute à la modernité. C’est un truc qu’on a vu dans plein de films burlesques, qu’on peut voir dans le Kitano qui vient de sortir, Getting Any.

B.A. : Ah oui, l’énorme tapette à mouche montée sur bulldozer…

[RIRES]

S.d.M. : Oui, c’est ça, et tous les gags sont construits comme la préparation d’un gag très long avec une chute ratée, décevante, qui tombe complètement à plat. Comme ce gag où le type veut cambrioler une banque, alors il monte en haut de l’immeuble et redescend par une corde sur le trottoir face à l’entrée. Et là c’est exactement pareil, on peut voir le coyote préparer une sorte de piège compliqué, un peu comme une mécanique à la Raymond Roussel, avec des tas d’engrenages, de rouages, de choses comme ça, et qui finalement se conclue juste avec l’oiseau qui passe devant et puis c’est tout, rien ne se passe. Donc là on peut dire qu’il y aune modernité du gag, ne serait-ce que par la possibilité d’avoir un point de vue très très éloigné, là on est déjà dans les gags de Tati par exemple, systématiquement filmés de très loin, où on voit le gag se construire de façon minimale, et là c’est un peu pareil, le point de vue permet ça… il y a aussi une problématique de l’absurde, de l‘échec… alors sur l’image proprement dite, l’image que tu me proposes, c’est une image typique de fin de gag où le coyote se retrouve imprimé dans la pierre, on imagine qu’il a dû se propulser d’une manière quelconque pour prendre de la vitesse et qu’il est allé dans le mur ce qui a découpé sa silhouette.

B.A. : Ca c’est une image récurrente, que ce soit dans le sol, quand il tombe de très haut, et de toutes façon c’est une image que l’on retrouve dans plein de dessins animés, ou même je me souviens d’une scène dans Roger Rabbit où il est dans une pièce et soudain il part à toute allure et traverse une cloison, la cloison d’une “vraie” maison, et on voit son empreinte découpée très précisément dans le mur… et dans plein d’autres dessins animés on retrouve ça, les personnages qui s’écrasent sur les murs ou les sols, qui deviennent tout plats… et qui ne meurent jamais…!!!

S.d.M. : Oui ils ont une immatérialité aberrante, dans chaque épisode, et il y a eu je ne sais pas combien d’épisodes, le coyote “meurt” une dizaine de fois, et il ne meurt jamais… et comme il n’attrape pas l’oiseau, il ne mange pas non plus, et on peut y voir comme une image de l’enfer, et en plus il n’y a même pas entre l’oiseau et le coyote le lien de sentimentalité qu’il peut y avoir entre Tom et Jerry, ou entre Titi et Gros Minet…

B.A. : Et puis ils ne parlent pas, le coyote ne s’exprime jamais, et l’oiseau ne fait que dire “Bip-Bip”…

S.d.M. : Oui et d’ailleurs ça ajoute à la solitude, il n’y aura jamais aucun autre personnage, et on ne voit jamais qui apporte les colis des pièges. Donc on a vraiment un univers un peu sous cloche, avec les dessinateurs qui s’amusent à injecter des pièges, des choses comme ça, où ACME est vraiment une image du dessinateur ou du studio qui propulse dans cet univers des objets-pièges qui d’ailleurs apparaissent et disparaissent sans explication. Donc cette image c’est l’impression du personnage dans son décor, un décor de roche, et d’ailleurs on voit le talent des dessinateurs, parce que si on prend n’importe quelle petite partie du rocher c’est une abstraction magnifique, et ce qui est intéressant c’est : ou est le coyote dans cette image, est ce qu’il est encore plus en avant?…

B.A. : Est ce qu’il a traversé, est ce qu’il est incrusté à un mètre de profondeur…

S.d.M. : en tous cas, ça le colle à son décor, et on peut se rendre compte qu’en fait le décor des rocheuse, des cactus, ce décor inhabitable, inconfortable, en fait c’est le décor du coyote…

B.A. : Hostile.

S.d.M. : Oui, le coyote est une émanation du décor en fait, et c’est l’oiseau qui vient déranger : il est coloré, il est en rondeur, il a une allure sympathique, et il vient perturber le décor. C’est évident que dans toute histoire de frustration, ça naît avec l’objet du désir. Si l’objet n’était pas là l’univers serait calme, en fait. Et là ça définit bien le coyote comme émanation de son décor…

B.A. : La chose qui m’intéresse beaucoup dans cette image, même si chaque fois qu’il fait un piège le piège se retourne contre lui et que ça ne marche jamais, qu’il est tout le temps explosé, écrasé, de tas de manières différentes, il y a quand même très souvent cette image récurrente où il se cogne au décor. Et si j’ai choisi cette image-là et pas une image où il est à l’horizontal, où il est tombé de très haut sur le sol, là il est incrusté contre une paroi verticale, et ce qui m’intéresse là, en reliant cette image à ce que je veux faire dans l’exposition, c’est le contact dur par rapport au monde qui t’entoure, au décor donc… Comme on dit se cogner contre les murs… C’est le corps de ce coyote, quelque chose de mou et de vivant qui se cogne contre quelque chose de dur, de la pierre, et alors qu’est ce que ça produit? Qu’est ce que ça fait? Si nous on fait ça en tant qu’être humain, ça ne fera pas ça, ça fera une grosse tache rouge, ou en tous cas ça fera très mal, et on ne traversera pas le mur… voilà c’est ce parallèle qui m’intéresse, si on transpose ça chez nous, humains, par rapport à nos objets de désir… se cogner contre le réel.

S.d.M. : Se cogner contre le réel, c’est ce qu’il y a en gros dans tous les scénarios de fantasmes, mais tu parlais de corps, et c’est pas le pire de ce qui peut lui arriver parce qu’il y a des choses très désagréables lorsque qu’il est victime d’explosions par exemples, il tombe en cendres, il se désintègre… Mais si on prend l’univers du coyote comme un univers mental ce que j’essayais de dire tout à l’heure, c’est-à-dire que ce tout ce décor se rapporte à lui, à la fois ça se rapporte à lui, c’est un décor qui exprime sa propre frustration, une stérilité aussi, et qui est traversé par quelque chose de vivant qu’il n’arrive jamais à atteindre, il est renvoyé en permanence à sa propre incapacité… et en même temps c’est ce qui le maintient en vie de ne jamais arriver à l’attraper en fait. Il y a quelque chose de ça aussi, la seule vie qu’il a c’est son désir en fait.

[LONG SILENCE]

B.A. : Tout à l’heure, tu parlais d’enfer, ça serait son enfer à lui?

S.d.M. : Oui, c’est Tantale en fait…

B.A. : Mais ce rapport au décor dont tu parles, le coyote est vraiment en symbiose avec lui, ils sont sur certains points quasiment équivalents tous les deux, en termes d’aridité, de stérilité, de dureté…

S.d.M. : C’est pour ça qu’il ne meurt jamais en fait.

B.A. : Oui, ou peut-être qu’il est déjà mort et qu’il est en enfer.

[RIRES]

S.d.M. : Oui voilà… et bon, il aura beau se faire pulvériser, écraser, ce n’est jamais qu’une rentrée en lui-même : quand il arrive dans la roche, il se plaque contre lui-même. Et s’il y avait une mort réelle, s’il disparaissait, il y aurait une transcendance… Eh donc non, il recommence à chaque fois!

B.A. : Oui, c’est ça, ça n’avance jamais. Il n’y a pas de narration dans ce cartoon, c’est tout le temps la même chose qui se passe, en tant que spectateur, on sait pertinemment qu’il n’y arrivera jamais, qu’il va se faire écrabouiller à chaque fois… C’est vraiment le cartoon basé sur une idée, et où tout ça est poussé à l’extrême. C’est l’éternel recommencement [RIRES] , avec ratages et frustrations.

S.d.M. : Et en plus ça a un côté enfer des gagmen de studios aussi, parce que autant dans un Tom et Jerry ils peuvent ajouter, mettons des complexités, des alliances des deux contre le chien, etc., des réconciliations , parce que dans Tom et Jerry c’est plutôt un couple en fait, un couple un peu infernal, alors qu’avec le coyote il faut produire du gag et rien d’autre, et on imagine ces gagmen de la Warner Bros en train de devoir toujours trouver de nouveau pièges… alors à la fois c’est un exutoire, produire des nouveaux gags à chaque fois. Et c’était sûrement pas des gens très bien payés, avec peut-être les mêmes problèmes que le coyote… [RIRES] Et donc pour moi le rapport à un réel n’existerait pas, c’est juste buter contre son propre fantasme.

B.A. : Donc toi contrairement à ce que je disais tout à l’heure tu penses qu’il ne bute pas contre le réel mais plus contre lui-même, ou une autre partie, une émanation de lui-même qui est la roche?

S.d.M. : Oui c’est ça. C’est quelque chose qu’on retrouve dans beaucoup de films, dans beaucoup de films du cinéma expérimental. Par exemple il y a un film qui s’appelle “Politic soft perception “ de Kirk Tougas où il a pris une bande-annonce d’un film avec Charles Bronson, qui s’appelle “The Mechanic”, c’est Charles Bronson qui est un tueur à gage, une histoire très classique : la dernière mission qui va se révéler la plus complexe à cause des sentiments humains d’amitié, de trahison, alors que c’était juste un tueur mécanique qui remplit ses contrats sans états d’âme, d’où le titre… Et donc il vieillit, il est avec un jeune homme auquel il apprend le métier mais qui va finalement le trahir, donc ça c’est le film auquel se rapporte la bande annonce, et ce qui est intéressant c’est que dans cette bande-annonce il y a des plans très insistants sur des photos qu’on donne à Charles Bronson pour qu’il identifie les personnes qu’il doit tuer, et ce qu’a fait Kirk Tougas c’est qu’il a refilmé la bande-annonce, à peu près 200 fois il me semble, il l’a filmé une fois, puis refilmé ce qu’il avait filmé, et ainsi de suite, et ce qu’il présente ensuite dure une quarantaine de minutes, avec environs quarante refilmages, et on arrive à une dégradation en série, une perte de qualité, de définition de l’image qui devient de plus en plus abstraite, se corrompt, il y a des taches qui apparaissent, les ombres se densifient et ça prend une allure de mauvaise photocopie, jusqu’au moment où l’image disparaît, où tout devient blanc. Et donc, par rapport à cette idée de répétition et à l’aspect amaigri et efflanqué du coyote, même s’il n’y a pas d’évolution narrative dans la série, on peut quand même voir ça comme l’aboutissement d’un cycle de dégradation.

[LONG SILENCE]

S.d.M. : Et puis il y a aussi une question de relief, qui apparaît dans cette image. Sur le rocher, il y a quelque chose de vraiment visible par rapport au plat, à l’aplatissement. Parce que les moments où le coyote s’écrase sont ceux où la nature “plate” du celluloïd apparaît un peu plus, quand même…

B.A. : Tu veux dire qu’à l’intérieur du dessin animé, les personnages sont censés être en trois dimensions, et que quand il s’écrase le coyote se retrouve en deux dimensions, il devient plat…

S.d.M. : Oui c’est ça… Et en fait ça fait apparaître un plat du décor aussi…

[LONG SILENCE]

B.A. : Oui et puis une autre chose qui me vient, et qui est assez évidente, c’est “qu’est ce qui se passe si le coyote attrape l’oiseau?” Bon s’il le mange c’est la fin, c’est là qu’il y aurait vraiment une fin, parce qu’il y a un seul oiseau, et donc la ça deviendrait vraiment la vallée de la mort, plus rien ne bougerait, il n’y aurait plus jamais un autre oiseau qui passerait, et donc on peut se demander s’il ne fait pas exprès de rater ses pièges…

B.A. : …pour continuer à avoir une raison de vivre…

S.d.M. : voilà c’est ça. C’est un des moteurs profond de la série…

B.A. : Cette contradiction interne dans laquelle il est : il fait quelque chose tout en espérant secrètement que ça rate parce que si ça réussit ça s’arrête.

S.d.M. : Oui c’est ça! Et là pour le coup, il se retrouve complètement intégré à ce décor immobile. D’autant qu’en tant que personnage de cartoon, il n’a pas “besoin” de manger, et il y a vraiment l’effet du corps sans organe, tu sais, d’Artaud et Deleuze ensuite, c’est-à-dire que tous les mauvais traitements qu’il subit, les compressions, les pulvérisations montrent que c’est un personnage dont l’organisme est malléable. Et c’est vrai que c’est quelque chose qu’il y a depuis un moment dans le cinéma américain, ce travail sur les corps, je me souviens par exemple d’une scène dans le western de Sam Raimi, “Mort ou Vif”, ou un personnage est transpercé par une balle et il voit son ombre devant lui sur le sol avec le trou dans son ventre par le lequel passe la lumière…

B.A. : Oui, ou bien cet autre film… ”La mort vous va si bien” où Meryl Streep est un fantôme avec un énorme trou dans le ventre au travers duquel on pouvait voir…

S.d.M. : D’ailleurs c’était un film de Robert Zemeckis, le scénariste de Roger Rabbit

B.A. : Pour en revenir à cette histoire de rapport au décor, et de rapport au réel, on pourrait dire que le réel plutôt que ça soit quelque chose d’extérieur d’étranger à nous dans lequel on se cognerait ça serait plutôt, selon toi, quelque chose dont on serait un prolongement, ou qui serait un prolongement de nous.

S.d.M. : Il y a un film que j’aime bien et qu’on peut voir comme parlant de la construction du réel, c’est un porno américain qui s’appelle “L’enfer pour Miss Jones”. C’est l’histoire d’une femme très vertueuse qui se suicide, et les gardiens de l’enfer sont très embêtés parce que le seul péché qu’elle ait commis c’est de se suicider. Ils se retrouvent face à un problème quasiment administratif : qu’est ce qu’on va pouvoir lui faire subir comme supplice? Alors le gardien des enfers la questionne un peu et elle explique que le seul regret qu’elle a c’est de ne pas avoir connu le plaisir physique sur terre. Et donc le gardien lui donne un sursis, la renvoie sur terre pour qu’elle puisse connaître toutes les formes de plaisirs, elle les essaye toutes et à la fin, quand son sursis est écoulé, elle a construit sa damnation, et elle se retrouve en enfer dans une pièce avec un homme impuissant alors qu’elle est habitée par une envie de faire l’amour inassouvissable. Et l’enfer qu’on n’arrivait pas à lui trouver elle l’a construit elle-même, c’est un enfer classique, de Tantale, de la frustration. Et il y a peut-être un rapport avec ce cartoon, sur la construction de sa propre réalité.


Entretien avec Thierry Foglizzo

Thierry Foglizzo : Qu’est-ce que ça m’évoque ? Il y a des choses que l’image m’inspire et des choses que ta question m’inspire. Les premières choses, directement, c’est plutôt sous un aspect mécanique, comme un phénomène de physique. Ce qui m’a choqué immédiatement, c’est de voir qu’il s’est encastré tel quel, comme ça, et que sa queue ou ses oreilles ont fait la même empreinte que ses jambes. En le lisant avec un regard de physicien, ça donne une information forte sur la densité de sa queue, et de ses oreilles. On se serait attendu à ce que la queue ne marque pas autant que le reste.

Boris Achour : Cela veut dire que ce personnage-là est homogène.

T.F. : Oui, il est d’une densité homogène.

B.A. : Partout pareil quoi ! Aussi bien dans ses oreilles que dans ses bras ou ses jambes.

T.F. : Oui, et il est même particulier au niveau de la queue et des oreilles : il est rigide… Et puis faire une empreinte aussi nette que ça, je ne pense même pas que ce soit possible. Normalement il aurait dû plutôt faire comme une tomate, il aurait dû s’éclater à plat et laisser le mur intact alors que là, il était plus fort que le mur. En physique, on essaie d’extraire toute l’information qu’il y a dans une image. En astrophysique, on étudie une image de ciel ou d’un objet et on essaie de voir toute l’information qui est contenue, et en général l’intérêt de l’observation de l’image vient justement des petits détails qui ne collent pas avec ce qu’on aurait pu attendre. Et c’est de là que sortent les choses qu’il faut expliquer. Donc moi j’ai vu cet aspect-là. Je n’ai pas fait de calculs pour savoir quelle était sa vitesse minimum pour que ça fasse ça, mais je ne sais même pas si c’est possible. Je n’ai pas en main les équations pour le dire plus précisément. Et puis aussi, j’ai remarqué qu’il avait une poitrine, donc que c’était peut-être une femelle…

B.A. : Je crois que c’est parce qu’il a les côtes saillantes…

T.F. : Tu savais ça ?

B.A. : C’est parce qu’il est très maigre, je pense.

T.F. : Peut-être. Et puis, je n’étais pas trop sûr de savoir si ce sont ses moustaches, qui alors seraient vraiment dures, ou bien s’il avait des bajoues très larges. Ça représente tellement l’image de quelqu’un qui s’est pris le mur, comme l’expression “se prendre le mur”, que ça m’a interrogé sur… Euh… Je l’ai pris pour moi en fait. Il y a aussi l’expression “avoir le nez dans le guidon”, on ne voit pas où on va alors qu’on va droit dans le mur. Je fais un travail qui est plutôt focalisé sur des problèmes très très particuliers qui sont déconnectés du quotidien et c’est vrai que c’est une question que je me pose de temps en temps. À quel point suis-je tellement focalisé et absent du monde réel que je suis en train d’aller droit vers un mur ? Je ne sais pas à quel point, mais j’y pensais. Si en plus tu me dis que toi aussi tu vas t’encastrer dans le mur, dans l’exposition… Donc peut-être que toi aussi, je ne sais pas si tu vas droit dans le mur ou si tu es déjà rentré dedans…

[RIRES]

T.F. : Et après, ça m’a fait réfléchir à cette question d’extraction de l’information. Ça me fait penser, et ça me fait penser justement à une réflexion que j’avais quand je faisais ce spectacle avec les danseurs. Une réflexion sur l’extraction de l’information objective. Je vais théoriser dans le vide, je ne sais pas à quel point ce sont des banalités ou pas, mais j’ai l’impression que n’importe quelle image ou n’importe quel objet, n’importe quelle réalité a une existence objective, et puis qu’elle a aussi des résonances subjectives, qui sont compliquées, très compliquées, qui vont dépendre de l’histoire de l’observateur, de son enfance, etc. Donc en oubliant tous les aspects émotionnels, subjectifs, j’ai l’impression qu’on peut au moins décomposer les aspects objectifs dans des directions orthogonales : je peux faire par exemple une approche mécanique de cet objet. Mais je sais qu’il y a des directions complètement orthogonales. Par exemple, la personne qui s’occupait des lumières du spectacle, Cathy Olive, dès qu’elle voyait une situation, la première chose qu’elle remarquait, n’était pas la mécanique de la situation, c’était : est-ce que la lumière est jaune, rouge ou bleue, alors que pour moi la lumière était blanche. Elle va qualifier la lumière, qualifier les ombres, c’est ça la chose immédiate qu’elle va voir. Alors que moi, ce sera plutôt l’équilibre mécanique des choses, ou bien réaliser à quel point des positions sont orthogonales… Donc rien de commun entre la perception de la lumière et la perception mécanique. Cela m’a choqué de constater à quel point nous ne voyons pas la même chose du monde qui nous entoure. Et comme ce sont tout de même des perceptions objectives de dire si la lumière est bleue ou jaune, ou bien de qualifier l’équilibre mécanique, je me suis demandé si on pouvait décomposer la réalité en directions, selon des angles de vue assez orthogonaux mais en nombre fini. Je me suis demandé si les différentes façons de qualifier la réalité objective étaient infinies ou bien s’il existait un grand nombre de direction d’appréhension, mais un nombre fini, et donc finalement accessible. On peut faire, par exemple, une approche marxiste d’une réalité ou une approche sociologique ou historique ou on peut qualifier la matière… Enfin, pendant ce travail avec les danseurs, j’avais pris mon petit carnet et j’avais essayé de noter combien de directions j’étais capable de répertorier. Est-ce qu’on peut atteindre un point où tout est dit, toujours sur le plan objectif, d’une scène ou d’une image ? Une fois qu’on a dit tout ça, on a extrait toute l’information, tout le sens, on l’a dépouillé… Je me souviens de cela, et devant une image comme celle-là, je me pose la question : est-ce qu’on peut la dépouiller entièrement de son sens ?

[SILENCE]

T.F. : En fait, ça me fait penser à la compression de l’information en mathématique et aux travaux de Turing. Par exemple, les nombres qui s’écrivent avec une suite infinie de décimales comme Pi (symbole SVP) peuvent être réduits à un algorithme, à un programme capable de les calculer. .Et donc on peut construire un programme de longueur finie, qui occupera une place finalement réduite dans la mémoire de l’ordinateur et qui contiendra toute l’information à propos de Pi. Ça s’appelle les nombres “compressibles”. Il existe d’autres nombres qui ne peuvent pas se réduire à un programme court, c’est-à-dire que le programme qu’il faudrait écrire pour décrire totalement un tel nombre est aussi long que le nombre lui-même, et donc il n’y a pas de compression. Cette compression des nombres ne perd aucune information, il ne s’agit pas d’une approximation comme dans la compression d’image ou du son où on trouve un compromis en sacrifiant un peu certains aspects, les hautes fréquences ou les petits détails pour gagner de la place en mémoire. Je me demandais donc si en décomposant selon toutes les directions qu’on peut imaginer, il était possible de décomposer le sens en un nombre fini de directions et de réduire l’information… Tu vois ce que je veux dire… Donc là j’attends ton…

B.A. : Ce que tu me dis, ça me fait penser à Perec ou à l’OULIPO… Tu connais ces trucs de Perec, ses tentatives d’épuisement d’un lieu ?

T.F. : Non, je ne connais pas.

B.A. : L’OULIPO, c’est un mouvement littéraire, l’OUvroir de LIttérature POtentielle, ce sont des gens, des écrivains dont certains sont mathématiciens, et qui appliquent des structures mathématiques à leur mode d’écriture, ou qui se donnent des contraintes très fortes. Par exemple, il y a un livre de Perec qui s’appelle La Disparition, qui est écrit entièrement sans la lettre e.

T.F. : Voilà, ça je connais…

B.A. : Et il a fait d’autres trucs, Perec, qui s’appellent des tentatives d’épuisement : il s’agissait de décrire un espace, une rue ou je ne sais quoi, de la façon la plus objective possible, ou de réfléchir aux différentes possibilités ou combinatoires de rangement et de classification de sa bibliothèque. Mais évidemment c’est impossible d’épuiser de manière littéraire la description de quelque chose, c’est pour ça que ça s’appelle tentative d’épuisement.

T.F. : C’est comme les textes de Queneau, non ?

B.A. : Oui, exactement, c’est comme dans ce texte où il décrit une scène dans un bus dans plein de styles différents… Ce que tu dis me fait penser à ça. À part que là, ce n’est pas de la compression, c’est même l’inverse parce que ça dilate ; il part d’un événement extrêmement banal, une scène dans un bus, et il le dilate, pas à l’infini parce que c’est impossible, mais il le dilate beaucoup en redécrivant la même chose dans quarante styles différents. Et chaque fois il donnait le nom du style, il y avait le style mathématique, métaphorique, le style romantique, le style pompier, le style vulgaire… voilà !

T.F. : Et c’était pas fini, il ne prétendait pas être exhaustif ?

B.A. : Non il sait que c’est impossible, ce n’est pas une démarche scientifique de sa part. Donc il n’y a pas de prétention scientifique dans ce travail, c’est juste une espèce de jeu scientifique.

T.F. : Là où je m’interrogeais, c’est sur l’orthogonalité des angles de vue. Autant certaines directions semblent vraiment orthogonales, comme la lumière et la mécanique, ou encore la matière et la couleur, ou la matière et la lumière. Mais ensuite, il y a peut-être des correspondances entre ces différentes directions qui font que ce n’est plus tellement légitime. Ça devient arbitraire d’essayer de projeter sur des axes qui ne sont pas vraiment orthogonaux Je n’arrivais pas à me faire une idée, savoir à quel point c’est légitime ou judicieux de poser ces différentes branches, ces différents angles. Il y a un moment où on se rend compte qu’on n’arrive plus à les distinguer, que ça devient artificiel de couper comme ça lumière et couleur. Mais disons qu’il y a déjà tellement de catégories qui semblent orthogonales entre elles que moi ça me donnait envie de voir cette liste de catégories.

B.A. : Et par rapport à cette image précisément, combien est-ce qu’il y aurait pour toi de ces catégories ?

T.F. : Eh bien pas tant que ça justement ! Je trouvais qu’elle était assez limitée cette image… Je ne dirais pas que je suis arrivé à la résumer de façon exhaustive mais je ne voyais pas tant d’angles que ça. Bon : la lumière, la mécanique, l’histoire de la bande dessinée ou du dessin animé… Il y a sûrement des informations qui sont présentes et qui m’échappent mais disons qu’il y a beaucoup moins de choses à dire que si on prenait n’importe quelle photo dans cet appartement par exemple. Parce que c’est un dessin, ça reste schématique donc c’est déjà assez épuré.

B.A. : Par rapport à ce que tu disais, c’est marrant, mais je n’avais pas du tout remarqué l’histoire de densité du corps dont tu parlais au début. Le fait que les oreilles, la queue et le reste du corps aient la même densité… Je n’avais pas du tout remarqué ça.

T.F. : Mais tu avais pensé qu’il pouvait s’écraser comme une tomate ?

B.A. : Oui, pour moi c’est logique. Parce que cette image participe de la logique du dessin animé, et que dans cette logique les personnages ne meurent jamais : ils passent sous un rouleau compresseur, ils deviennent tout plat, et puis après, hop ! Ils redeviennent en trois dimensions. Et quand ils se cognent contre un mur, dans le monde du dessin animé, c’est logique qu’ils le transpercent, ou qu’ils s’y incrustent, parce que là ce sont les lois de la physique du dessin animé qui gouvernent, et elles ne sont pas les mêmes que les lois de notre monde.

T.F. : Oui il y a des libertés par rapport à ces lois…

B.A. : Les lois de ce monde ne sont pas les mêmes que les nôtres, donc.

T.F. : C’est vrai qu’il ne s’agit pas d’un vrai coyote en fait !

B.A. : Non, ce n’est pas un vrai coyote. C’est un personnage de dessin animé, donc il ne meurt pas. Il essaye tout le temps d’attraper Bip-Bip, le Road Runner, il n’y arrive jamais, il ne meurt jamais, il ne se nourrit pas… Enfin voilà, ce sont d’autres lois physiques, physiologiques, mécaniques que les nôtres…

T.F. : C’est vrai.

B.A. : C’est aussi pour ça que je voulais en parler avec toi.

T.F. : C’est aussi symbolique. Un dessin animé peut faire appel à un registre symbolique. Alors qu’une photo du monde réel peut aussi faire appel à un registre symbolique, mais d’un autre ordre.

B.A. : Il y a un ordre symbolique, un ordre poétique, humoristique…

T.F. : Humoristique ! C’est ça ! Un ordre humoristique, très bien…

B.A. : Quand tu dis que les potentialités d’aborder cette image sont relativement limitées, je ne suis pas entièrement d’accord. Ou plutôt, si tu préfères, pour moi ce n’est pas un problème. Toi, c’est par ton activité de scientifique que tu as d’abord cherché à envisager cette image, mais il n’y a pas de vrai point de vue ou de bonne réponse à cette image, parce que justement c’est un point de départ. Ce qui m’intéresse dans le fait de parler de cette image avec des gens de professions différentes c’est que, forcément, chacun la tire vers sa propre manière d’analyser les choses. Donc je comprends que tu aies fait cette remarque, mais je crois que c’est peut-être une fausse piste de vouloir faire la liste de toutes les formes d’analyse. Pas une fausse piste, mais juste révélatrice de ta manière à toi de penser les choses que de vouloir analyser toutes les formes d’analyses de cette image.

T.F. : Mais en rajoutant ces aspects poétiques ou comiques, etc., est-ce que tu penses que la liste s’allonge à l’infini ou est-ce que tu sais pas ?

B.A. : Non, non, ça ne va jamais à l’infini ! Même si je ne connais pas la taille de cette liste… Par exemple, si on prend une image que tu as l’habitude d’observer, une image de galaxie ou d’étoile ou de je ne sais quoi, elle est peut-être moins riche, mais pour moi ce n’est pas une valeur en soi qu’elle soit moins riche.

T.F. : Pas du tout…

B.A. : Celle-ci te paraît peut-être moins riche.

T.F. : Laquelle est moins riche ?

B.A. : Celle-ci, celle du Coyote.

T.F. : Ah non, au contraire…

B.A.: Ah bon, parce que tu trouves les images d’étoiles moins riches ?

T.F. : Oui. Les phénomènes seront peut-être plus complexes mais le monde physique est vraiment réductible. Il donne l’impression en tout cas d’être réductible à une série de lois finies. Le nombre de domaines de la physique est très défini. Je pensais justement à l’exemple de la pomme qui tombe : si tu vois une image de la pomme qui tombe tu vas pouvoir rendre compte de sa chute par les lois de la gravitation. C’est un premier aspect. Après, le fait que la pomme soit rouge, ça échappe complètement à cette approche de la gravitation. Si tu veux rendre compte du fait que la pomme est rouge, il faudra faire appel aux lois, je ne sais pas, de la vie des pommes qui font qu’elles ont une probabilité de tomber quand elles sont mûres et donc ça donne un nouvel angle, un nouveau cadre pour comprendre le phénomène. Et ensuite, le fait que sur la pomme il y ait un petit point brillant, ce sont les lois de l’optique qui expliquent qu’elle est éclairée par le soleil et que c’est brillant à cet endroit-là… Point par point tu vas pouvoir extraire tous les éléments physiques qui décrivent une image, mais vraiment de façon exhaustive, et s’il y a quelque chose qui échappe à cette liste de cadres théoriques, c’est justement ça qui sera intéressant parce que c’est quelque chose qui va pouvoir poser des questions comme “qu’est-ce qui nous échappe ?”, “qu’est- ce qu’on n’a pas compris ?” Et il faudra formaliser encore pour être sûr que cette chute est finalement conforme à la compréhension du monde que l’on a. C’est ce genre d’exhaustivité qu’on a en physique avec les objets et moi je cherchais dans ce registre. Mais c’est vrai, vu que c’est déjà une intention humaine d’avoir fait ce dessin, que c’est un monde vivant, c’est plus compliqué que la mécanique des objets. Donc par rapport au monde vivant, la physique a cette simplicité d’être une sorte d’horlogerie, de rendre tout réductible à des mouvements, des chocs, des trucs… Je ne sais pas à quel point cette image est irréductible et c’est pour ça que c’est plus riche.

B.A. : Oui, ça échappe au domaine de la physique de toute façon.

T.F. : Oui, et de plus cette image ne m’a pas inspiré grand-chose sur le plan émotionnel. Sauf l’aspect de se prendre le mur ! Cela m’a interpellé… Mais les quatre doigts ?

B.A. : Les personnages de dessins animés ont toujours quatre doigts.

T.F. : Ah bon ? Il aurait aussi pu s’écraser comme une tomate, pour ensuite reprendre sa forme… ça arrive aussi ça, non?

B.A. : Mais ça c’est une image classique si tu veux ! C’est un type d’image qui revient tout le temps dans les dessins animés.

T.F. : Moi je pense que pour qu’il puisse faire un truc comme ça, il doit aller plus vite que la vitesse du son à l’intérieur du rocher. On pourrait dire quelque chose comme ça : il allait très très vite, mais je ne sais pas à quelle vitesse exactement…

[SILENCE]

[RIRES]

T.F. : Quoi d’autre ?

B.A. : Je ne sais pas, s’il n’y a rien, il n’y a rien !

[SILENCE]

B.A. : Bon imaginons autre chose ! Qu’est-ce que tu pourrais dire du monde d’où provient cette image, en la regardant sous l’angle de tes connaissances scientifiques ?

T.F. : En imaginant que cette image est une photo d’un monde ? Donc en oubliant l’intention du dessinateur et tout ça ?

B.A. : Oui, c’est ça…

T.F. : Alors déjà, il y a une information mécanique concernant la densité des gens par rapport à la densité des falaises. Si je n’ai pas plus d’informations sur la falaise, j’aurais tendance à penser qu’elle est plutôt molle, et que les gens ont de drôles de façons de se protéger de l’impact, puisqu’ils accueillent la falaise à bras ouverts. Cela renseigne quand même sur la nature des gens qui habitent ce monde puisqu’ils ressemblent à des coyotes… Qu’est-ce que je conclurais là-dessus ??? Ce qui est dommage, c’est qu’il n’y ait qu’un seul cliché. Il faudrait voir si, plus loin dans la falaise, il y a les mêmes impacts, pour faire une approche statistique. C’est comme ça qu’on fait normalement, même si on n’a pas l’évolution individuelle de cet individu-là ; en voyant les traces de toutes les autres histoires, on arrive à reconstruire l’évolution. On fait ça avec les étoiles. Sur la durée d’une vie humaine, une étoile n’évolue pas : pour nous, par exemple, le soleil reste jaune comme il est. Mais en regardant la statistique de tous les types d’étoiles qu’on voit, on a réussi à construire un scénario de l’évolution de chaque étoile. Ici on voit un soleil jaune, plus loin une grosse étoile plutôt rouge, et ailleurs un trou noir ou une naine blanche. Et en raisonnant sur cette population existante, on arrive à construire un scénario pour dire que les étoiles, en vieillissant, deviennent des géantes rouges, et encore plus tard une fraction d’entre elles forment des trous noirs. Mais uniquement avec cette image, ça laisse pas mal d’incertitudes.

[SILENCE]

T.F. : Pas de traces de freinage, hein ? En fait je fais plus une approche digne d’un expert de compagnie d’assurance que d’un astrophysicien. Ce que je ne comprends pas, c’est que normalement, quand tu cours très vite, tes oreilles sont emportées en arrière par le vent. Et là non… Si je sors de ma logique de mécanique terrestre, je retombe immédiatement sur le symbole de se prendre le mur. C’est vrai qu’il y a l’aspect comique de la scène. Pourtant je me souviens bien du plaisir qu’on a à voir ce genre de scènes dans des dessins animés et à trouver ça drôle… il manque peut-être l’enchaînement qui mène à l’image. Cela n’évoque rien de comique pour moi…

B.A. : Je suis assez d’accord… Cette image, isolée, en elle-même, n’est pas drôle. Elle est plutôt assez dure…

[LONG SILENCE]

T.F. : Pour en revenir à cette idée d’analyse de l’image et de savoir si on peut réduire la réalité à un nombre fini ou infini d’informations, peut-être qu’il ne s’agit pas de réduire la réalité à un nombre fini de directions orthogonales, donc de savoir si on peut tout connaître de quelque chose, que ce soit un objet ou une activité. Mais moi, ce qui me gêne, c’est de penser qu’il y a des gens, parlons en termes de communautés de gens, qui ont des connaissances tellement spécialisées que ça leur donne un regard absolument étranger au mien. Typiquement, cette amie qui fait les lumières, je suis complètement étranger à son domaine, et ça m’embête de ne pas pouvoir échanger avec elle là-dessus.

B.A. : C’est marrant que tu réagisses comme ça, parce que tu ne sauras jamais, je dis n’importe quoi, conduire un bulldozer, par exemple…

T.F. : Pourquoi pas ?

B.A. : Ou peut-être que oui, mais si tu sais conduire un bulldozer tu ne connaîtras pas le système de reproduction des fourmis… J’ai l’impression que tu es dans un fantasme de “l’honnête homme”, de l’Humaniste qui connaît tout sur tout.

T.F. : C’est vrai, c’est un pur fantasme…

B.A. : Et même quelqu’un comme Léonard de Vinci, qui est toujours présenté comme à la fois architecte, peintre, dessinateur, ingénieur, c’est-à-dire l’exemple parfait de l’humaniste, qu’est-ce qu’il connaissait de l’ensemble des connaissances humaines de son époque, un millionième… Et puis les connaissances ne sont pas que d’ordre scientifique, c’est aussi ce que vivent les gens…Tu ne peux pas connaître la douleur de quelqu’un, le plaisir de quelqu’un…

T.F. : Non, mais j’avais pris soin de séparer ce qui est affectif de ce qui est strictement de l’ordre des connaissances…

B.A. : Oui mais même… Mais il me semble qu’on a déjà parlé de ça il y a longtemps. En tout cas, ce que tu dis me fait penser à quelque chose de très important dans mon travail. C’est le fait que j’ai une très grande volonté de non-spécialisation. Je refuse de développer un style, de développer des connaissances techniques, de développer une seule manière de faire en fait.

T.F. : Parce que tu penses que développer, ça serait t’enfermer ?

B.A. : Oui ! Et en même temps je ne recherche ni l’exhaustivité, ni la totalité, absolument pas. D’une manière générale, je suis opposé à cette idée d’ultra-spécialisation, et on vit dans un monde d’ultra-spécialistes… C’est pour ça que ça me plaît que toi, astrophysicien, tu joues de la trompette avec les Tarace Boulba ou que tu participes à des projets chorégraphiques…

T.F. : Moi, je fais des spécialisations successives, même si ce sont des spécialisations superficielles.

B.A. : Oui ! Et moi des non-spécialisations successives. J’apprends ce dont j’ai besoin juste assez pour faire quelque chose.

T.F. : Et tu ne ressens pas ce plaisir de rencontrer des communautés de gens… Par exemple, chez moi, j’ai posé un parquet, je l’ai posé à l’ancienne en le clouant. J’ai utilisé deux mille clous et j’ai mis dix jours pour le faire, alors qu’il y a des techniques de pistolets à clous qui sont plus rapides… Mais après, quand je rencontre un artisan qui fait des parquets et que je lui dis ça, eh bien il m’embrasse… Ou alors, il me dit que je suis un peu con, parce que lui il le fait au pistolet. Et toi, tu parles de finalité et d’efficacité.

B.A. : Oui, je sais, j’exagère…

T.F. : Il y a des rapports humains, des différences sociales, de classes ou de savoir-faire, et tout d’un coup tu as des barrières qui tombent, et je suis très sensible à ça. Je ne suis pas sûr que pour moi la finalité soit le rapport humain, parce que j’ai aussi un souci de finalité technique. Mais par exemple, j’ai eu beaucoup de mal à faire des soudures sur des circuits imprimés pour une chaise gyroscopique que je suis en train de fabriquer. C’était long et pénible, et là où je travaille, il y a des personnes dont c’est précisément le métier. Et quand tu discutes avec eux de ça, et qu’ils se rendent compte que tu sais ce qu’ils font, ça change complètement les rapports.

B.A. : Oui, oui, je suis d’accord avec ça ! Mais par exemple, il y a des tas de choses que je ne sais pas faire, ou pas d’une manière qui me satisfasse, et donc si j’en ai les moyens, je fais faire, et j’adore voir des types faire des trucs que je sais pas faire. Mais précisément, ce projet de discuter à partir d’une image, ça participe de cette volonté de non-spécialisation, et aussi d’une envie de relier des choses qui généralement ne le sont pas : un artiste et un astrophysicien, un astrophysicien et une image de dessin animé. Si ce n’est que là, il n’est pas question de compétence technique, mais juste de créer des points de rencontre entre des personnes par le biais d’une image.


Entretien avec Nicolas Orlando

Nicolas Orlando : Tout d’abord, dès que je vois l’image, ça me donne envie de sourire… je trouve ça assez comique, on reconnaît tout de suite… Bill le coyote? Non comment il s’appelle?…

Boris Achour : En français, on dit juste le coyote, mais sinon c’est Vile Coyote? en fait, je ne sais pas si ça a été traduit en français.

N.O. : Donc ça me rappelle ce dessin animé, les courses poursuites infernales, l’ingéniosité désespérée de ce coyote, donc au début, en termes de sensation c’est une sensation de bien-être.

B.A. : De bien-être???

N.O. :Oui, parce que au début c’est marrant, ça rappelle des souvenirs d’enfance, qui m’ont bien fait rire et je revois très bien la tête du coyote, c’est très visuel…

B.A. : Comme souvenir?

N.O. : Oui, très visuel, et puis je trouve que l’expression est très bien faite, les bras en croix, tous les membres écartelés, la queue, les doigts, les orteils, tout est écartelé, même les joues… on le reconnaît tout de suite… donc initialement une sensation de plaisir, mais par rapport à mon travail, à mon métier, c’est une image qui peut-être transposée dans un contexte beaucoup plus sombre, qui est en fait celui de l’enfermement psychiatrique, je trouve que ça fait tout à fait image dure, un peu désespérée d’un certain enfermement. Alors pourquoi enfermement! Tout d’abord, le premier enfermement, c’est celui des murs, on voit qu’effectivement il y a une façade, il ne peut pas passer, il est obligé de s’encastrer, il n’y a pas d’autre issue… là ou je travaille, il y a des murs, et il y a beaucoup de patients qui aimeraient s’encastrer comme ça dans les murs et, dans ce sens-là c’est une image beaucoup plus sombre, d’autant plus qu’il n’y a pas de lumière derrière.

B.A. : Oui, il n’a pas traversé le mur, il est dedans.

N.O. : Et par transposition, on peut aller encore plus loin, et ça me fait penser au double enfermement psychiatrique, c’est-à-dire qu’il y a l’enfermement psychiatrique tel qu’on le voit nous, l’enfermement physique dans l’hôpital mais aussi l’enfermement psychologique dans leur propre souffrance. Ils sont enfermés, ils essaient de s’en sortir… et puis ça montre bien le côté désespéré de la chose… donc en transposant ça avec ce que je fais au quotidien, je trouve ça très sombre. On peut dire qu’il y a une petite note positive là-dedans : il est quand même passé… du point de vue de l’enfermement, il est quand même passé à travers le mur. Alors je ne sais pas où il est, le coyote, mais il a traversé la première partie du mur. Au sens de l’enfermement, on peut trouver là-dedans une part positive, une part d’espoir parce qu’il est passé dans une autre dimension…

B.A. : Mais tu te souviens de ce dessin animé, tu sais pourquoi il est arrivé là?

N.O. : J’imagine un scénario?

B.A. : Oui.

N.O. : Initialement je pensais qu’il courait, qu’il a raté un virage et voilà… ou alors il jouait avec une catapulte…

B.A. : Oui, c’est ça, je n’ai pas vu celui-là précisément, mais c’est ça. Cette image vient du fait qu’il a essayé d’attraper l’oiseau, que ça a raté comme à chaque fois et qu’il s’est pris le mur. Et dans ce dessin animé, c’est un truc sans fin, il essaye à chaque fois, ça rate à chaque fois, et il réessaye à nouveau. Et je trouve que ça peut être quelque chose d’intéressant par rapport à la folie, ou par rapport à l’enfermement, parce que justement ce coyote n’est pas enfermé entre quatre murs, mais il est enfermé dans autre chose…

N.O. : Ah oui, dans son idée obsessionnelle d’attraper le volatile.

B.A. : Oui, et lui aussi il est doublement enfermé…

N.O. : Oui complètement. Il est enfermé dans cette idée, il n’arrive pas à s’en sortir et il en souffre. Et c’est ça qui nous fait rire aussi, et qui est le moteur du dessin animé, son désir d’attraper Bip-Bip, et nous on sait qu’à chaque fois ça va rater.

B.A. : Il y a autre chose qui m’intéresse dans cette image, c’est le rapport au corps que ça induit, le fait que le corps se cogne contre les choses. Tout à l’heure tu voyais une note positive en disant : il est rentré dans autre chose, mais il est quand même enfoncé dans vingt ou cinquante centimètre de roche et l’image d’après, il va retomber en arrière ou alors, comme il ne meurt jamais, la scène s’arrête là et l’image d’après on le verra entier et normal prêt à recommencer.

N.O. : Oui, si on en reste au dessin animé!

B.A. : Oui, bien sûr, mais par rapport à ta pratique, qu’est ce que toi tu pourrais dire des rapports physiques, des rapports au corps. Bien sûr j’imagine qu’il y a plein de cas de figures différents, mais…

N.O. : Ce qu’on peut noter c’est le côté dispersion, la dispersion du corps, du fait qu’il s’encastre dans le mur, on voit ses membres écartelés… moi ça me fait plus penser à l’angoisse, à l’anxiété psychotique des patients qui ne trouvent pas leur limite, qui sont handicapés par la méconnaissance, quand ils sont très mal bien sûr, de leur corps, ou plutôt des limites de leur corps. Ils n’arrivent pas à déceler jusqu’où va leur corps. Par moments ils peuvent ne pas savoir si le mur qui est en face d’eux fait partie de leur corps ou pas, et ils serrent les choses, ils serrent énormément les choses. Ils serrent les mains quand on la leur tend, il faut qu’ils ressentent ce qu’ils étreignent, ou ce qui les étreint, pour être aidé à ressentir leurs limites corporelles. Parce que en fait, ils sont complètement dispersés, ça part dans tous les sens. Et cette image de dispersion, on la reconnaît un peu dans le fait que le coyote s’encastre, de manière astrale, ça part aussi dans tous les sens. Et puis ce qui est notable, c’est que là on voit tout à fait les limites corporelles, elles sont très bien dessinées, et c’est assez rigolo, ce mélange de dispersion et de limites corporelles tout à fait nettes et précises. Dans le sens de la pathologie psychiatrique qu’est la schizophrénie, ça me fait penser à la dispersion.

B.A. : Et c’est quoi concrètement cette dispersion, cette absence de limite?

N.O. : Déjà, c’est une phase, une phase aiguë, qui appartient à une pathologie psychiatrique bien précise qui est la schizophrénie. Il y en a plusieurs types…

B.A. : C’est quoi l’étymologie?

N.O. : Ca vient du grec phrenos, l’esprit, la pensée et skhizein c’est scinder. Donc ça veut bien dire ce que ça veut dire : esprit scindé. Et il ne faut pas du tout l’entendre au sens utilisé dans les téléfilms, ou dans Docteur Jekyll et Mister Hyde, le jour bon et la nuit mauvais, une sorte de double personnalité, ça, ça s’apparenterait plus à l’hystérie, mais la schizophrénie c’est : au même moment, à un même instant t, une dispersion, une scission de l’esprit, de toutes les composantes de l’esprit, la composante affective, intellectuelle, donc le raisonnement, la composante comportementale. Donc, pour prendre un exemple très simple, quelqu’un peut rire alors qu’il souffre énormément.

B.A. : Ils sont plusieurs choses à la fois? Ou bien ils ressentent plusieurs choses à la fois?

N.O. : Ils ressentent une chose et son contraire.

B.A. : Donc pour reprendre ton contre-exemple, ils sont au même moment Jekyll et Hyde…

N.O. : C’est ça, ils sont plusieurs choses à la fois, la haine et l’amour, ils veulent aller en avant et ils vont en arrière, ils veulent faire quelque chose et ils font l’inverse, ils veulent aimer quelqu’un et ils le frappent, et donc même pour penser les phrases sont dissociées, la syntaxe est dissociée, ils sont incapables d’organiser des mots pour faire une phrase cohérente… Et les mots eux-mêmes sont scindés, ils inventent des mots, c’est la schizophasie… Donc c’est une dissociation à tous les niveaux…

[LONG SILENCE]

vN.O. : Je regarde cette image et… oui il y a vraiment une image de crucifixion. Les bras sont vraiment écartés comme dans une crucifixion… En fait on ne voit pas le corps, on ne sait pas ou il est, on ne le décèle même pas. Mais je n’arrive pas, malgré tout ce qu’on a dit, à donner un sens complètement négatif à cette image. Je n’ai pas un sentiment de déplaisir quand je regarde ça, j’ai plus un sentiment de… ça me fait rire… on sent qu’il est intouchable, qu’il ne sera jamais brisé… On sait que ce n’est pas grave et c’est pour ça que ça nous fait rire, je pense… on sait qu’il va se remettre… si on voyait la même image avec un type encastré dans une voiture sur l’autoroute, on ne ressentirait pas ça…

B.A. : Mais quand tu dis que les personnes atteintes de schizophrénie peuvent ressentir des choses contradictoires en même temps, j’ai l’impression que des gens non-schizophrènes peuvent le ressentir aussi, non? Ou alors c’est une question de degré?…

N.O. : Oui, si ce n’est que focalisé sur les sentiments, à la limite… on peut aimer quelqu’un et en même temps le haïr. Mais, chez les schizophrènes la capacité de raisonnement n’est pas intacte.

B.A. : Et comment est ce que ces gens vivent ça?

N.O. : Eh bien c’est affreux! C’est une souffrance extrême, une torture; ils sont incapables de formuler des phrases correctes, ils sont incapables de rassembler leur esprit de manière cohérente.

B.A. : Il n’y a pas d’unité?

N.O. : Il n’y a aucune unité, c’est la dissociation complète, et d’ailleurs ça s’appelle le syndrome dissociatif.

B.A. : Et est ce qu’ils ont conscience de ça?

N.O. : Ca dépend des stades. Dans la schizophrénie il y a deux piliers profonds, initialement il y a la dissociation, et se greffe par-dessus un autre problème qui est le syndrome délirant. Il y a plusieurs mécanismes d’idées délirantes, qui peuvent être hallucinatoires auditifs, ils peuvent entendre des phrases, des mots, ou bien avoir des hallucinations visuelles, mais c’est assez rare, soit imaginatif, ils imaginent… tout, ou n’importe quoi, souvent avec des thèmes de mégalomanie, soit intuitifs, c’est à dire qu’ils sont persuadés, ils ressentent très fortement comme nous on a une conviction inébranlable, certaines choses, ou encore ça peut être des hallucinations interprétatives, ils interprètent à partir d’un fait réel ou hallucinatoire, dans leur sens délirant. Ils sont complètement dissociés, au niveau de l’esprit, et dispersé par tout le syndrome délirant. Et c’est une torture affreuse parce qu’ils sont incapables de se reposer, il n’y a aucun repos…

B.A. : Je vais te poser une question que tu risques de trouver stupide, ou même choquante, mais bon… est ce qu’il y a quelque chose de positif, de bon, qu’on pourrait trouver dans la schizophrénie? Ou bien plutôt, est ce que la schizophrénie peut nous aider à comprendre, à envisager différemment le monde??

N.O. : Ce qui pourrait être positif… déjà pour le commun des mortels de se rendre compte qu’il n’est pas schizophrène, qu’il ne souffre pas de cette maladie affreuse, et déjà s’en estimer heureux…

B.A. : Bon, ça c’est en creux…

N.O. : Sinon, ça apporte une ouverture complète sur un autre monde, si le schizophrène parvient un tant soit peu à structurer son esprit et à être créatif, et c’est dans ce sens que fonctionne l’art thérapie, il arrive à créer des choses que personne ne pourrait créer. Peut-être aussi du fait du syndrome délirant, ils ont une capacité créatrice énorme, ils sont complètement habités par leur délire…

B.A. : Oui mais, ce n’est pas dans ce sens que je te posais la question, c’est par rapport à des gens qui ne sont pas schizophrènes. Peut-être que la réponse est non, qu’il n’y a rien à tirer de positif d cette maladie, je ne sais pas… C’est une question naïve et dure, c’est comme si on disait : qu’est ce qu’il y a de bien dans le cancer?

N.O. : Mais le cancer, ou plutôt son mode de fonctionnement, je crois qu’on s’en sert dans certaines thérapies. Le cancer c’est l’impossibilité pour les cellules de reconnaître leur limite à la croissance. On est fait d’une telle manière que quand une cellule x touche une cellule y, elles arrêtent de croître, et le cancer fait que ces contacts entre cellules ne stoppent pas la prolifération, et donc effectivement on peut s‘en servir pour créer des structures proliférantes de cellules dont on pourrait avoir besoin…

B.A. : Bon et bien voilà, c’est un peu ça que je voudrais savoir, par rapport à la schizophrénie.

N.O. : Tout est quand même masqué par le côté souffrance de l’individu, mais je pense que … comment dire… je pense que dans des situations exceptionnelles, il peut y avoir une utilité de ce genre de personne vis-à-vis d’une communauté…

B.A. : Par exemple?

N.O. : C’est relativement récent dans les sociétés que la folie schizophrénique soit considérée comme un handicap. Avant, ou bien dans d’autres cultures c’était considéré comme un accès direct à l’au-delà, c’était des personnes élues, privilégiées qui avaient un contact avec Dieu, avec les esprits. La schizophrénie existe partout, même si elle s’exprime différemment, et elle est souvent liée à des thèmes mystiques… et avant on s’en servait. De toutes manières dans la schizophrénie, on n’est pas en recrudescences délirantes pendant des mois, ça marche par vagues et par pics, et ces recrudescences délirantes peuvent être interprétées comme un accès à Dieu… les schizophrènes ont très souvent un sentiment mégalomaniaque, ils se considèrent comme des prophètes, des élus, qui doivent propager la bonne parole, ils ont une sorte de mission divine…

B.A. : Mais aujourd’hui, dans notre société, est ce que tu vois quelque chose de positif dans la schizophrénie, ou bien dans un de ses aspects, quelque chose qui pourrait être utile?

N.O. : Non, je ne sais pas, je ne me suis jamais posé la question, la souffrance est trop présente chez ces gens. Mais en même temps, la schizophrénie est une maladie jeune, de découverte très récente, et donc on reste cantonné à l’humain dans sa globalité, on ne connaît pas du tout l’origine de la schizophrénie, il n’y a aucun marqueur biologique, à la différence des autres maladies. On n’a aucun substratum biologique, et d’ailleurs c’est un diagnostic d’élimination : on fait tous les bilans physiologiques pour chercher une maladie, et si on ne trouve rien, on parle de maladie psychiatrique. Et c’est sur ça que la psychiatrie s’est développée. Et elle cherche son marqueur biologique.

B.A. : Pourquoi est-ce qu’elle a besoin de ça?

N.O. : Pour traiter. Pour savoir d’où ça vient, connaître l’origine, et ensuite pour traiter.

B.A. : Et toi tu penses que pour pouvoir traiter ces maladies, il faut trouver leurs causes physiologiques? Bon je connais rien, ou pas grand-chose à tout ça, ou au fonctionnement du cerveau, mais est ce que pour la schizophrénie on pense qu’il y a une cause physiologique et qu’on ne l’a pas encore trouvée, ou bien est ce qu’il y a des gens qui pensent que cette maladie n’a pas de cause physiologique?

N.O. : Il y a plusieurs écoles. Il y a tout un courant de psychiatrie qui, notamment par l’analyse, dénonce complètement le rapport organique à la maladie, et puis il y a un autre courant, notamment américain et anglais, sous l’impulsion économique des laboratoires, qui fait en sorte de montrer que c’est une maladie comme une autre, qu’on peut traiter médicalement. Et ces gens pensent donc que c’est non seulement biologique mais aussi génétique…

B.A. : Et toi, même si tu n’es pas chercheur, qu’est ce que tu penses des causes de cette maladie?

N.O. : Je pense… avec toute la complexité du cerveau humain, avec toute la diversité des personnes, malgré tout cela, chez les malades schizophrènes, on trouve des normotypes.

B.A. : Pardon?

N.O. : Des normotypes, c’est-à-dire que les malades obéissent à des classifications, que l’on retrouve chez des centaines de gens qui n’avaient à priori rien en commun. Ça veut dire qu’il y a un tronc commun à cette maladie, et pour expliquer ce tronc commun je ne vois que cette approche biologique… je ne sais pas si elle est génétique, hormonale… mais il y a un fond biologique. Qui n’explique pas tout, donc c’est une réponse de normand…

B.A. : Et est ce que tu connais les expériences menées par exemple par quelqu’un comme Félix Guattari, à La Borde?

N.O. : Ca me dit quelque chose, c’est l’antipsychiatrie?

B.A. : Oui…

N.O. : Je ne connais pas ça très bien, mais je pense que ça se réfère plutôt à des pathologies mentales moins graves. Et puis l’antipsychiatrie était fondée sur l’anti-institutionnalisation de la psychiatrie, l’anti-vie asilaire en somme. Et effectivement sur certains points, on y est en plein, il y a des projets de lois qui se font, on veut détruire l’hôpital psychiatrique, avec de bons sentiments… on veut réintroduire… on veut resocialiser le fou, on ne veut plus l’écarter comme auparavant. En gros au Moyen-Âge le fou était dans la forêt, ou dans des cachots, après il a été parqué dans de grands hôpitaux psychiatriques, et il y en a beaucoup dans la région parisienne, et maintenant l’idée est à la désinstitutionalisation, donc réintroduire le fou dans la cité, et faire en sorte qu’il s’adapte au maximum, comme tout citoyen, et donc fermer ces hôpitaux psychiatriques, lourds d’histoires et de souffrances. Et en fait on s’attaque plus au concept d’enfermement qu’à la maladie mentale elle-même, on jette le bébé avec l’eau du bain.

B.A. : Tu veux dire que ce sont de bons sentiments mais qui risquent de…

N.O. : Ca marche pour une certaine frange de gens malades, oui, c’est bien… effectivement quelqu’un qui souffre d’une petite dépression, ou d’une schizophrénie qui n’est pas très invalidante, ça ne sert à rien qu’il aille en psychiatrie enfermée avec les gros fous. Mais il y aura toujours un certain nombre de malades mentaux qui sont très malades, et pour lesquels cette volonté d’insertion dans la cité ne peut pas se faire, en tout cas pas de manière si radicale… et de toutes manières ils vont en prison. Là où vont les fous maintenant, c’est soit dans le métro, soit en prison…

B.A. : Et pourquoi ils se retrouvent en prison ces gens?

N.O. : Parce qu’ils sont automatiquement amenés, de par leurs délires, de par leurs syndromes associatifs, de par leurs angoisses, leur dénuement, à commettre des actes complètement fous.

B.A. : Violents?

N.O. : Oui, souvent violents, ou simplement délictueux, et ils se retrouvent donc en prison.

B.A. : Plutôt qu’en… dans des endroits médicalisés? Comment ça se fait que ce soit la justice qui s’occupe de ces personnes et pas la santé, enfin la médecine?

N.O. : Eh bien… on en revient à cette évolution historique, mais bon, l s’écarte de ton image…

B.A. : Non mais c’est pas grave, c’est juste un point de départ, cette image…

N.O. : O.K…. Il y a une loi, comment dire… jusqu’à la Révolution, le malade mental était considéré comme un citoyen à part entière, comme chacun, c’est-à-dire que s’il tuait quelqu’un, ou s’il commettait un délit, il était condamné comme n’importe qui d’autre. Et grâce aux idées philanthropiques de la Révolution, les grands aliénistes de l’époque, c’est-à-dire les médecins-chefs des hôpitaux psychiatriques, ont voulu mettre en pratique ces idées et ont demandé à ce que soient révisés certains points du code pénal afin qu’un malade mental ne soit pas reconnu responsable de ses actes. Et donc de faire sortir ce malade du système judiciaire pour le faire rentrer dans le système de santé. Mais c’est venu très tard, bien après la Révolution, la première loi psychiatrique date de 1836. Donc ça date des idées philanthropiques de la Révolution, même si les Grecs en parlaient déjà dans l’Antiquité : “un dément ne doit pas être jugé comme un homme sain d’esprit”. Et donc, fort de ces idées, il y a eu des lois, des articles, par exemple l’article 64 du code Napoléon, en 1834, qui est actuellement l’article 122, et qui définit le non-lieux psychiatrique et l’irresponsabilité pénale. Tout affaire criminelle doit être examinée par des psychiatres, et à l’issue de cet examen, le juge doit demander son avis à la commission d’experts psychiatres, qui peuvent demander la déresponsabilisation, en vertu de cet article 122. Et ensuite le juge est souverain, il décide ou non de suivre l’avis des experts. Il s’avère que du fait de la surmédiatisation de ce genre d’affaire, d‘autant qu’elle sont souvent hyper spectaculaires, parce que le malade mental psychotique tue très violemment, encore plus violemment que les autres, il ne se rend compte de rien, il est complètement désinhibé… et donc du fait de cette surmédiatisation et de cet aspect spectaculaire, les non-lieux, même s’ils ont été prononcés par les experts ne sont pas reconnus, et on tombe à 1% de non-lieux.

B.A.: Tu veux dire que sur 100 cas pour lesquels de experts déclarent une irresponsabilité, les juges ne suivent leur avis que pour 1 cas? Donc que dans 99% des cas, le juge ne suit pas l’avis des experts?

N.O. : voilà, c’est ça… Mais bon il y a plusieurs niveaux… Les experts reconnaissent aussi que certaines pathologies mentales peuvent être traitées en prison. Il faut savoir que des prisons sont dotées de services psychiatriques, où on soigne les maladies mentales, mais uniquement pour les patients qui sont d’accord. Pour l’instant, en prison, on ne peut pas soigner les gens sous la contrainte, chose qui va bientôt changer… Mais pour l’instant ce n’est pas possible… oui, donc… tous les non-lieux ont énormément réduit, et donc un malade mental criminel ne sort plus du système judiciaire pour aller vers la santé, mais il reste dans le système judiciaire jusqu’à la fin.

[SILENCE]

B.A. : C’est complètement incroyable ça… Mais toi, en tant que médecin, tu ne trouves pas ça…

N.O. : Je ne sais pas… Je ne sais pas si je te fais une réponse honnête ou non!

B.A. : Ben oui!!! Fais moi une réponse honnête!…

N.O. : Comment dire?! Je suis médecin, donc assez animé d’idées philanthropiques, je veux aider mon prochain au maximum… mais le problème c’est qu’il y a des défaillances dans le système. Quand un non-lieu est prononcé, le fou sort du système judiciaire pour aller dans le système psychiatrique, mais en psychiatrie, il y des réductions de lits, des réductions d’effectifs, et on ne peut pas assurer un suivi suffisant. Et ce qui est affreux c’est que le patient tue à nouveau… et je trouve ça inadmissible…

B.A. : Donc c’est pour prévenir qu’on les met en prison!

N.O. : Oui. C’est pour prévenir qu’on les met en prison. En fait il faudrait des systèmes où on puisse traiter les malades mentaux en prison.

B.A. : Ou bien qu’il y ait suffisamment de lits et de personnel en hôpital. C’est ça surtout non??

-N.O. : Oui, mais ça c’est impossible, parce qu’on est dans un mouvement de désinstitutionalisation, de réduction des effectifs, de réduction des lits, de réduction des coûts. La schizophrénie touche 1% de la population française, et c’est le même pourcentage dans tous les pays, toutes les cultures…

B.A. : C’est beaucoup, non?

N.O. : C’est énorme! ils ne sont pas tous dangereux heureusement; il y a une infime partie qui est dangereuse, et cette infime partie-là qui commet des actes dangereux, il faut qu’elle soit suivie. Et parfois elle n’est pas suivie.

B.A. : Tu vas peut-être trouver la comparaison exagérée, mais c’est comme si on mettait en taule les gens qui sont séropositifs sous prétexte qu’il n’y aurait pas assez de lit en hôpital et qu’ils peuvent être un danger pour les autres. C’est un peu la même logique, non?

N.O. : Oui, mais il faut une logique de traitement et de prévention. Et c’est très difficile, parce que tout est lié, c’est une chaîne. Les malades mentaux existent et si on ferme les hôpitaux, il faut qu’ils aillent ailleurs, et ailleurs c’est le métro et la prison. Dans l’idée, je trouve ça très très beau que les aliénistes aient réussi à faire infléchir le code pénal, à faire en sorte que quelqu’un considéré comme irresponsable puisse sortir du système judiciaire, mais… nous on ne peut rien décider, c’est politique. C’est sûr que si on ouvrait plein de lits, qu’on créait des structures de suivi, de prévention, il n’y aurait pas de problème. Parce qu’un malade mental en prison, qu’est ce qu’il fait? Il ne comprend pas pourquoi il est en prison. On ne travaille pas sur sa maladie mentale, personne ne l’aide, il double sa peine, parce que, en prison, il frappe, il est agressif, il ne peut pas se contrôler, et quand il sort, il est pareil. Donc au niveau de la société, quand il sort il se montre dangereux… Le problème c’est que les psychiatres eux-mêmes, et le reste des personnels soignants, sont soumis à un rejet vis-à-vis des malades mentaux dangereux. Quelqu’un qui s’occupe d’un malade mental, qui essaye de le soigner, est animé d’un sentiment d’empathie, mais si le malade se montre agressif et violent, on n’a plus envie de l’aider, il n’y a plus d’empathie. Et donc là il y a un rejet. Et les psychiatres et le personnel de santé sont bien content que ces gens soient en prison. Ils ne veulent pas du tout les voir.

B.A. : Tu en as conscience de ça donc!

N.O. : On le voit. Les patients sont sectorisés, comme l’école, il y a une carte sanitaire et à chaque lieu géographique correspond un hôpital, et un service. Et quand un patient commet un acte délictuel, s’il s’agit simplement de troubles du comportement sur la voie publique, il va sur le secteur dont il dépend, celui qui correspond à là où il habite, mais s’il commet un acte grave, il va en prison, là il y a commission d’experts, et si les experts reconnaissent l’irresponsabilité, puis si le juge les suit et reconnaît le non-lieux, le patient sort de prison et il arrive, par exemple, dans notre unité psychiatrique, nous on le traite, on traite la dangerosité, la maladie mentale et puis au bout d’un moment on dit : il faut qu’il retourne dans son secteur, et le secteur n’en veut pas, ils disent : non, on ne veut plus ce patient, il est trop dangereux, trop agressif. Il y a un rejet du malade mental, pas de sentiment d’empathie… Et quelque part, c’est humain. Et mon boulot, ça consiste à renouer les liens entre le malade et son secteur, qui n’en veut pas. Et c’est difficile… C’est d’autant plus difficile quand tu sais que le patient va recommencer, ou risque de recommencer…Et donc on est dans une optique de surveillance… C’est affreux comme système…

B.A. : Comment tu vis ça toi? Ça a l’air complètement sombre et démoralisant!

N.O. : Globalement, on voit que certains patients… il faut au moins dix patients qui s’en sortent pour faire passer un échec. Un échec peut remettre en cause dix patients qui s’en sont sortis, donc on est beaucoup plus sensible à l’échec, qu’aux patients qui s’en sortent. Mais il y a quand même des patients qui ont été très très mal, qui ont été gravement malades, gravement dangereux, et qui s’en sortent et qui vivent normalement… enfin quasi-normalement.

B.A. : Et concrètement, comment vous soignez ces malades, puisque tu dis qu’il n’y a pas de substrats organiques?

N.O. : Il n’y a pas de substrats organiques mais on a quand même trouvé des médicaments qui réduisent énormément les délires. Et plus ou moins la dissociation.

-B.A. : Donc vous traitez les effets sans connaître les causes.

N.O. : Exactement. D’ailleurs la psychiatrie est devenue une discipline symptomatique : on traite les symptômes. Vous avez des insomnies, on traite l’insomnie! vous avez des délires, on traite les délires! vous êtes déprimé, on traite la dépression! On ne traite qu’en symptomatique. C’est très pragmatique.

B.A. : Et pour toi c’est un pis-aller? Ou c’est bien comme ça?

N.O. : Oui, c’est un pis-aller, mais tout à fait honorable. Le patient souffre moins, et l’essentiel c’est la souffrance du patient.

B.A. : Pour toi, en tant que médecin! Parce que j’imagine que le juge ne raisonne pas comme ça…

N.O. : Ah oui! C’est différent! C’est à un autre niveau! Parce qu’il y a le malade mental et le malade mental dangereux. Et pour moi ce qui prime pour le malade mental c’est sa souffrance, et pour le malade mental dangereux, ce qui prime c’est sa dangerosité.

B.A. : Et tu la fais comment la différence? Un malade mental dangereux, il est d’abord dangereux ou d’abord dans une souffrance?

N.O. : Oui, ça c’est une bonne question.

[SILENCE]

N.O. : De toutes manières, si on veut réduire sa dangerosité, on est obligé de traiter sa maladie. On est obligé puisque la dangerosité est alimentée par la maladie mentale. Et ce qui est paradoxal, c’est que tu peux être amené à traiter les gens sans sentiment d’empathie. Tu le prends sur toi…

B.A. : Et tu vois, par rapport à cette question que je te posais tout à l’heure, de savoir si on pouvait tirer quelque chose de positif de la schizophrénie, cette idée d’arriver à aider des gens sans forcément ressentir d’empathie, je trouve que c’est quelque chose d’intéressant, non? D’un point de vue intellectuel, ou philosophique?

N.O. : Oui, c’est un peu intéressant, mais on perd beaucoup en qualité de soin. Il faut qu’il y ait un sentiment qui passe, quelque chose d’affectif. Sans empathie, c’est un peu mécanique. Ça peut se faire… Mais en fait s’il n’y a pas d’empathie c’est qu’on essaie de se préserver tant bien que mal. C’est comme si on nous demandait de soigner Mengele. On le fait parce qu’on est médecin, mais… bon c’est un exemple extrême.

Boris Achour – BORIS ACHOUR (2024)
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